Monique Guenette nous a aimablement permis de reproduire son article paru dans la bulletin trimestriel de Pousseaux, n. 32 (juin 2016). Qu’elle en soit remerciée.
12 décembre 1737. Les hivers de l’époque n’étaient pas aussi doux que maintenant et dans la campagne, il ne devait pas faire bien chaud, d’autant qu’il est deux heures du matin.
Louis Tixier, garde des bois des religieux de Basseville dort à la Chartreuse, près de la porte d’entrée. Il entend crier, se lève pour aller voir et découvre un bébé sur le parapet de l’auditoire¹. Vite, il le ramène à l’intérieur, auprès du feu. L’enfant n’arrête pas de crier, montrant qu’il est plein de vigueur. Louis Tixier examine alors sa trouvaille. Le bébé a été abandonné, certes, mais la personne qui l’a apporté tenait à ce qu’il reste en vie et son action était largement préméditée.
L’enfant est en effet couché dans une boîte de sapin, dont on a scié une extrémité (elle n’était pas assez longue). Le fond est garni d’une peau de mouton, recouverte par un morceau de drap. Sous la tête du bébé, on a placé un morceau de linge avec de la plume et une peau de lapin lui couvre les pieds. Le corps est enveloppé de «petits guenillons» (sic), avec une couche de mauvaise toile usée et un lange de poulangis². De plus, une grosse serviette lui couvre la tête. Évidemment, aucune marque ne permet de savoir qui il est.
On envoie alors chercher Philberte Tissier, épouse de Joseph Surugue, compagnon de rivière. Elle est chargée de «développer (l’enfant) pour savoir de quel sexe il était». Verdict : un garçon ! Elle constate aussi que son nombril a été mal coupé.
Les domestiques sont alors interrogés pour tenter de découvrir qui est ce bébé. Bien sûr, ils disent qu’ils n’en savent rien. Le procureur fiscal demande alors de faire publier un monitoire à Surgy et à Clamecy. (il faudra pour cela obtenir l’autorisation de l’évêque d’Auxerre, les deux paroisses étant sous son autorité).
En chaire, à la messe, chacun des curés exhortera alors ses paroissiens à aider pour découvrir l’identité de la mère. Toute personne sachant quelque chose devra s’en expliquer sous peine d’excommunication (encore que la sanction paraisse difficile à appliquer si l’on ne connaît pas l’identité du fautif). Il s’agit donc d’un appel officiel à la délation.
De plus, comme on ne sait pas si l’enfant est ou non baptisé, il faut s’empresser de suppléer à cet état de choses.
Et puis, comme il est reconnu par tous les assistants que Philberte Tissier femme Surugue est bonne nourrice, on lui propose de se charger du bébé, ce qu’elle accepte pour 6 livres par mois (l’histoire ne dit pas qui va payer…)
Le bébé est ensuite emporté à l’église Saint Martin de Surgy par la sage femme de Pousseaux, Marie Paquerot, veuve Vizetelle. Le parrain sera Jean Bidan, domestique du curé et la marraine, une jeune fille nommée Eugénie Dousset. Le bébé ne reçoit pas de nom, évidemment, et pas de prénom non plus. J’imagine que, comme il est d’usage, il prendra celui de son parrain, Jean.
Les abandons d’enfants nouveau-nés ont existé de tout temps. La répression était pourtant très lourde. Il faut dire que la naissance d’un enfant hors mariage était considérée comme un pêché mortel et la tentation était donc grande de faire disparaître le bébé. C’est pour remédier à ces infanticides que fut promulgué l’édit d’Henri II, le 4 mars 1556, qui faisait obligation à toute fille (ou veuve dont l’époux était absent depuis longtemps) à déclarer leur grossesse dès qu’elles en avaient connaissance. L’édit devait être rappelé 4 fois par an lors des messes paroissiales. La future maman était alors surveillée jusqu’à l’accouchement.
En cas de non déclaration et de décès du bébé à la naissance, la présomption d’homicide était systématiquement retenue avec à la clef, l’exécution de la mère.
Mais celle-ci, généralement sans ressources, ne pouvait pas élever l’enfant et elle n’avait guère d’autre possibilité que de l’abandonner et de partir au loin.
Souvent, elle le laissait près d’une église, ou comme ici, auprès d’un couvent. Par charité chrétienne, elle pensait qu’il en serait pris soin.
En 1638, Saint Vincent de Paul mit en place une structure pour les enfants trouvés. Mais ce n’était que pour les petits parisiens. Dans les autres villes, à partir de 1700, on plaça des « tours » à la porte des hospices. Il s’agissait d’un cylindre qui pivotait sur un axe. La mère y déposait le bébé, tirait une cloche, et, de l’autre côté une religieuse (la sœur tourière) récupérait l’enfant, de manière totalement anonyme. A la Chartreuse de Basseville, ce dispositif n’existait évidemment pas, si bien que notre bébé, même bien enveloppé et protégé de la froidure, ne pouvait compter que sur ses cris pour donner l’alerte.
Quant à retrouver sur un tel enfant «exposé», mention d’un prénom et/ou d’un baptême c’était rarissime : il fallait savoir écrire et puis, cela pouvait permettre de retrouver la mère.
Dans le doute, comme ici, on conduisait l’enfant à l’église pour y être baptisé.
Je n’ai pas trouvé ce qu’il était advenu de ce bébé. J’imagine que la nourrice a été payée par la Chartreuse, qui a récupéré ensuite un petit domestique.
Monique Guenette
Notes
¹ l’auditoire Sur les plans de la Chartreuse actuellement connus, il n’est pas situé. D’après le dictionnaire de l’Académie de 1762, c’est le lieu où l’on plaide dans les petites justices. Les chartreux avaient effectivement droit de justice sur leurs terres… De toute façon, compte tenu du récit, cet «auditoire» n’était pas fermé et devait être situé hors de la chartreuse, même s’il en était très proche. Retour au texte
² poulangis Le poulangis est une étoffe très solide et épaisse, mélange de chanvre et de laine. Retour au texte
ADN 12B 36 Châtellenie de Clamecy